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Rapport d'enquête ferroviaire R98T0042

Déraillement en voie principale
Canadien National
Train de marchandises numéro Q-107-11-28
Point milliaire 127,54, subdivision Kingston
Lyn (Ontario)



Le Bureau de la sécurité des transports du Canada (BST) a enquêté sur cet événement dans le but de promouvoir la sécurité des transports. Le Bureau n’est pas habilité à attribuer ni à déterminer les responsabilités civiles ou pénales. Le présent rapport n’est pas créé pour être utilisé dans le contexte d’une procédure judiciaire, disciplinaire ou autre. Voir Propriété et utilisation du contenu.

Résumé

Le 1er mars 1998, vers 23 h 59, heure normale de l'Est, huit wagons du train de marchandises no Q-107-11-28 du Canadien National, lequel était parti de Montréal et roulait vers l'ouest en direction de Toronto, ont déraillé au point milliaire 127,54 de la subdivision Kingston, près de Lyn (Ontario). Deux des wagons qui ont déraillé contenaient des marchandises dangereuses, mais il n'y a pas eu de perte de produit. Le déraillement s'est produit au moment où le train franchissait une liaison. Le matériel roulant déraillé a obstrué les deux voies principales.

Le Bureau a déterminé que le déraillement s'est produit lorsqu'une roue d'un wagon a chevauché une aiguille défectueuse. La défectuosité de cette aiguille était due à la séparation ou à l'« écaillage » de grandes sections de la surface de roulement le long de l'aiguille. L'application des méthodes existantes d'entretien et d'inspection n'a pas suscité les mesures correctives voulues.

This report is also available in English.

1.0 Renseignements de base

1.1 L'accident

Le 1er mars 1998, le train de marchandises no Q-107-11-28 du Canadien National (CN) part de Montréal vers 21 h, heure normale de l'Est (HNE)Note de bas de page 1 et circule en direction ouest dans la subdivision Kingston, à destination de Toronto.

Au point milliaire 127,54 de la subdivision Kingston, près de Lyn (Ontario), le train franchit une liaison reliant la voie principale sud à la voie principale nord. Les membres de l'équipe ont déclaré n'avoir détecté aucune anomalie au moment où leur locomotive a franchi la liaison. Vers 23 h 59, le train s'arrête près du point milliaire 133,04 par suite d'un freinage d'urgence consécutif à une baisse de pression dans la conduite générale. L'équipe prend les mesures d'urgence voulues et constate que le train a déraillé et que des wagons obstruent les deux voies principales aux alentours du point milliaire 133,0. Jusqu'au moment du freinage d'urgence, l'équipe ignore qu'un déraillement s'est produit.

Parmi les wagons déraillés, il y a deux conteneurs de marchandises dangereuses, à savoir le conteneur no DTTX 27015, transportant de l'éthylène liquide réfrigéré, UN 1038, et le DTTX 427073, chargé d'alkylamines, UN 2735. Aucun produit ne s'échappe par suite du déraillement.

1.2 Renseignements sur le train

Le train mesurait 7 482 pieds et pesait environ 5 866 tonnes, et il avait un groupe de traction formé de deux locomotives. Il comptait 38 wagons porte-conteneurs chargés, dont chacun consistait en une, trois ou cinq plates-formes, soit un total de 107 plates-formes.

1.3 Renseignements sur le personnel

L'équipe se composait d'un mécanicien et d'un chef de train. Ils connaissaient bien le territoire, répondaient aux exigences de leurs postes respectifs et satisfaisaient aux exigences en matière de repos et de condition physique.

1.4 Méthode de contrôle du mouvement des trains

Dans la subdivision Kingston, le mouvement des trains est régi par commande centralisée de la circulation (CCC) en vertu du Règlement d'exploitation ferroviaire du Canada (REF), et est surveillé par un contrôleur de la circulation ferroviaire (CCF) posté à Toronto.

1.5 Particularités de la voie

Dans le secteur de la subdivision où l'accident est survenu, la vitesse maximale autorisée est de 100 mi/h pour les trains de voyageurs et de 60 mi/h pour les trains de marchandises. Dans le secteur, la voie principale double était faite de longs rails soudés de 132 livres. Les rails étaient posés sur des traverses de bois dur qui étaient munies de selles à double épaulement et encadrées par des anticheminants à toutes les deux traverses, le tout reposant sur un ballast de laitier concassé.

1.6 Circulation dans la subdivision Kingston

Chaque semaine, il peut passer jusqu'à 128 trains de VIA Rail Canada Inc. (VIA) et 203 trains de marchandises dans la subdivision Kingston.Note de bas de page 2

Le tonnage total expédié dans cette subdivision en 1997 a été de 51,34 millions de tonnes-milles brutes par mille.Note de bas de page 3

1.7 Renseignements sur le lieu de l'événement

On a relevé une marque de boudin de roue sur la contre-aiguille de la liaison du point milliaire 127,54, à environ huit pieds à l'ouest de l'aiguille. On a aussi relevé des marques sur les anticheminants du côté extérieur du rail sud de la voie principale nord. Sur une distance d'environ 1 000 pieds vers l'ouest à partir des environs du point milliaire 132,6, la voie principale sud a subi des dommages considérables et a été rendue impraticable. Sur la voie nord, les traverses et les rails ont été endommagés entre les points milliaires 127,54 et 133,0. Huit wagons (du 23e au 30e inclusivement), y compris 26 plates-formes, ont déraillé. Des débris obstruaient les deux voies principales. Les huit wagons déraillés sont restés sur leurs roues et ont subi des dommages minimes.

1.8 Renseignements consignés

Les données du consignateur d'événements ont indiqué qu'à 23 h 59, le train roulait à 45 mi/h lorsqu'il a franchi la liaison du point milliaire 127,54. Une fois la liaison franchie, la manette des gaz a été placée à la position maximale. Après avoir dépassé la liaison, le train a roulé pendant environ huit minutes et a parcouru environ 5,5 milles avant de s'arrêter par suite du serrage des freins d'urgence.

1.9 Renseignements sur le branchement

La liaison du point milliaire 127,54 était conçue pour permettre une vitesse maximale de 45 mi/h pour les trains qui quittent la voie principale. Elle était munie de branchements no 20 et d'aiguillages de type Samson. La figure 1 montre un branchement et certaines de ses pièces principales.

Figure 1 - Branchement et pièces connexes
Branchement et pièces connexes

Dans une aiguille Samson, l'angle du coin inférieur du champignon du côté intérieur de la contre-aiguille est usiné de façon à recevoir l'aiguille de la contre-aiguille. On dit alors que la contre-aiguille est « usinée ». La contre-aiguille usinée sert à protéger l'aiguille des impacts directs contre les boudins des roues des wagons en mouvement, et l'angle permet de résister au désaffleurement des abouts de rails entre les aiguilles et les contre-aiguilles lors du passage des trains. Les contre-aiguilles munies d'aiguilles Samson sont usinées des deux bouts lors de leur fabrication, de façon qu'on puisse les installer de n'importe quel côté de la voie. La figure 2 montre une coupe transversale d'une aiguille Samson.

Figure 2 - Coupe transversale d'une contre-aiguille et d'une lame d'aiguille d'une aiguille de type Samson (extraite du plan 221-62, Details for Switch Points, de l'American Railway Engineering Association)
Coupe transversale d'une contre-aiguille et d'une lame d'aiguille d'une aiguille de type Samson (extraite du plan 221-62, Details for Switch Points, de l'American Railway Engineering Association)

LÉGENDE

STOCK RAIL = CONTRE-AIGUILLE
SWITCH RAIL = LAME D'AIGUILLE
UNDERCUT = CONTRE-AIGUILLE USINÉE
SLOPE SHOWN ON GAGE SIDE OF SWITCH POINTS TO EXTEND TO END OF SIDE PLANING = PENTE DU CÔTÉ INTÉRIEUR DES AIGUILLES DE FAÇON À REJOINDRE L'EXTRÉMITÉ DE LA PARTIE LATÉRALE EFFILÉE
1/2" FOR 132 R.E. AND HEAVIER RAILS = 1/2 POUCE POUR LES RAILS DE 132 LIVRES DE PROFIL RE ET LES RAILS PLUS LOURDS
REMOVE SHARP EDGES = ENLEVER LES BORDS EN BISEAU

Un bout de 38 pouces de la surface de roulement de l'aiguille gauche du branchement aval de la liaison était écaillé et avait disparu. L'extrémité de l'aiguille était écaillée à un tel point que la section restante mesurait environ 1/2 pouce.

1.10 Analyse technique

L'aiguille du point milliaire 127,54 a été retirée du service et envoyée au Laboratoire technique du BST pour analyse. Le rapport technique LP 53/98 a conclu que :

1.11 Programme d'inspection et d'entretien du Canadien National

1.11.1 Supervision

Aux fins des programmes d'entretien de la voie, la subdivision Kingston est divisée en territoires. Le territoire où s'est produit l'accident va du point milliaire 118,3 au point milliaire 218,5. Chaque territoire est la responsabilité d'un superviseur de la voie qui relève lui-même d'un ingénieur de district adjoint. Le superviseur de la voie est assisté par un superviseur de la voie adjoint dont la fonction première consiste à procéder aux inspections de la voie. Sur ce territoire en particulier, la structure hiérarchique était unique en ce sens que le superviseur de la voie adjoint relevait de l'ingénieur de district adjoint. Toutefois, les activités quotidiennes se faisaient selon la convention habituelle, c'est-à-dire que le superviseur de la voie adjoint suivait les directives du superviseur de la voie. Ils étaient tous des inspecteurs qualifiés de la voie, conformément au Règlement sur la sécurité de la voie, et possédaient l'expérience et les connaissances exigées par leur postes.

1.11.2 Politiques et méthodes d'inspection

Le programme d'inspection de la voie du CN vise à identifier les secteurs où la sécurité ferroviaire est menacée et à faciliter la planification de l'entretien. Les CMN, notamment dans les sections 3100 et 3500, exposent les normes et les procédures qui régissent l'inspection des branchements et les conditions minimales acceptables relatives à leur entretien. La CMN 3500 identifie trois catégories d'inspection des branchements ainsi que la fréquence obligatoire des inspections. Ces inspections sont les suivantes : inspection au franchissement, inspection à pied et inspection détaillée.

Aux termes de la CMN 3100, une fiche consignant chaque inspection doit être remplie et signée le jour même de l'inspection. La fiche doit être conservée pendant au moins un an après la date de l'inspection.Note de bas de page 4 Les inspections au franchissement sont effectuées par un superviseur de la voie adjoint au moins deux fois par semaine, comme l'exigent les CMN 3100 et 3500. Le superviseur de la voie adjoint peut être accompagné d'un superviseur de la voie. L'ingénieur de district adjoint inspecte aussi le territoire périodiquement. Les inspections et les défauts éventuels sont consignés dans des formulaires qui sont insérés dans une reliure appelée « carnet d'inspection ».

1.11.3 Critères d'inspection et d'entretien des aiguilles

Les instructions relatives à l'inspection et à l'entretien des aiguilles qu'on trouve dans la CMN 3500 renvoient à des évaluations qualitatives et quantitatives. Les articles pertinents sont les suivants :

Les directives d'entretien contenues dans le Track Welder Manual Note de bas de page 7 du CN précisent qu'il faut retirer les bavures de métal le long du côté intérieur de la contre-aiguille et rétablir le rayon supérieur de façon qu'il aille bien au delà de la surface de contact de l'aiguille. En outre, le manuel précise qu'il faut porter une attention particulière au meulage des aiguilles Samson et des contre-aiguilles, afin d'éviter de modifier les surfaces de jointement (parties usinées) et que le meulage à la main est interdit.

1.11.4 Pratiques d'inspection et d'entretien

Le carnet et les formulaires d'inspection n'étaient pas uniformisés à l'échelle du réseau du CN. Chaque territoire a créé des formulaires ou a adapté les formulaires existants en fonction des besoins. Dans le territoire à l'étude, le carnet d'inspection renfermait des formulaires intitulés :

Les formulaires Routine Track Inspection Report et Monthly Walking Inspection Report remplis dans ce territoire pendant les 11 mois qui ont précédé l'événement indiquent la date des tournées d'inspection, identifient les anomalies relevées, le cas échéant, et précisent le nom de l'inspecteur. Le formulaire Detailed Monthly Turnout Inspection Report ne porte pas spécifiquement sur chaque branchement. L'état de l'aiguille a été consigné en fonction de cotes « bon », « passable » ou « mauvais ». Ces cotes ne correspondent pas à un ensemble de critères bien définis. L'épaisseur des aiguilles n'a pas été consignée.

Si la personne qui inspecte la voie, comme le superviseur de la voie adjoint, croit que la voie ne répond pas aux exigences minimales de sécurité, elle peut ordonner des mesures correctives, comme mettre une liaison hors service jusqu'à ce que des réparations soient effectuées ou imposer un ordre de limitation de vitesse sur ce tronçon de voie. De telles mesures auraient des répercussions directes sur l'exploitation efficace et rapide des trains, et il incomberait au superviseur de la voie de corriger les lacunes relevées. Dans l'accident à l'étude, le superviseur de la voie adjoint n'ordonnerait pas normalement que des mesures correctives soient prises sans l'accord du superviseur de la voie.

L'examen du carnet d'inspection du territoire en question a révélé que le superviseur de la voie adjoint avait procédé à l'inspection détaillée annuelle des branchements en avril 1997, soit 11 mois avant le déraillement. À ce moment-là, il a indiqué que l'aiguille était en « mauvais » état. Au cours de cette période de 11 mois précédant l'événement, on a fait deux inspections par semaine et une inspection mensuelle à pied. Le superviseur de la voie adjoint savait que le superviseur de la voie avait prévu remplacer l'aiguille au printemps 1998, et n'a pas consigné davantage l'état de l'aiguille. Le superviseur de la voie et le superviseur de la voie adjoint ont fait une inspection « au franchissement » le 27 février 1998, soit quatre jours avant le déraillement, mais n'ont pas consigné dans le carnet d'inspection l'existence d'un défaut.

L'ingénieur de district adjoint a mené 17 inspections dans le territoire (du point milliaire 118,3 au point milliaire 218,5) en 1997, et une inspection additionnelle a été effectuée le 14 janvier 1998.

Dans ce territoire, on a relevé plusieurs autres aiguilles qui étaient usées ou écaillées et qui ne se conformaient pas au critère d'épaisseur maximale de 3/16 de pouce précisé par le CN dans ses CMN. En comparaison, les aiguilles des deux territoires adjacents étaient bien en deçà des limites précisées dans les CMN du CN.

1.12 Vérifications d'inspection de Transports Canada

Transports Canada est responsable de l'administration et de l'application des dispositions de la Loi sur la sécurité ferroviaire, dont la philosophie se traduit dans les définitions suivantes concernant les rôles relatifs à la réglementation et à la gestion des chemins de fer :

Lorsqu'il surveille la sécurité de l'infrastructure d'un chemin de fer, Transports Canada examine ou vérifie les registres du programme de contrôle de la conformité de la compagnie, et examine ensuite les résultats en procédant à des inspections d'emplacement en se concentrant sur les systèmes de sécurité et les tendances en matière de conformité et en déterminant les problèmes systémiques de sécurité. Transports Canada dispose de bureaux régionaux de sécurité ferroviaire, situés à Moncton, Montréal, Toronto, Winnipeg, Calgary et Vancouver. En plus de la région du centre, qui compte deux inspecteurs, chacun de ces bureaux compte un inspecteur de l'infrastructure, chargé de contrôler des régions dont les réseaux ferroviaires sont plus ou moins étendus :

Atlantique 1 070 milles
Québec 3 100 milles
Ontario 8 000 milles
Centre 15 800 milles (partagée entre deux inspecteurs)
Pacifique 3 100 milles

Étant donné l'étendue de certaines régions, les inspecteurs de l'infrastructure ne peuvent pas inspecter toutes les voies d'une région donnée chaque année. Par conséquent, ils recourent à une méthode d'échantillonnage stratifié; la population (subdivisions ferroviaires) est divisée en strates relativement homogènes ou similaires (groupes). Chaque région est divisée en 5 à 10 groupes. On regroupe les subdivisions qui ont des caractéristiques similaires. On choisit des subdivisions ou des tronçons de subdivision à l'intérieur de chaque groupe puis, à l'intérieur de ces tronçons de subdivision, on prélève au hasard des échantillons en se basant sur les cinq sources de données suivantes :

La taille des échantillons est fonction de l'étendue du réseau ferroviaire de chaque région, de l'évaluation des risques et des données historiques des subdivisions. La distribution des échantillons est pondérée de façon à tenir compte des groupes de voies qui présentent les plus grands risques. Par exemple, on porte une plus grande attention aux voies principales à vitesse élevée qu'aux voies secondaires.

Dans la région de l'Ontario, il faut faire un échantillonnage sur une distance d'au moins 1 000 milles (environ 14 p. 100 du territoire) pour obtenir un niveau de confiance minimum de 95 p. 100 (c'est-à-dire pour qu'il y ait une probabilité de 0,95 que l'état des voies de l'échantillon soit représentatif de celui de toutes les voies ferrées). L'inspecteur de l'Ontario doit aussi mener des inspections spéciales additionnelles à la suite d'accidents ou d'incidents, ou lorsqu'on a signalé un taux de défauts élevé lors d'inspections antérieures.

En 1997-1998, l'inspecteur de l'Ontario a examiné 2 067,6 milles de voie, soit 29,5 p. 100 du territoire, mais la nature aléatoire du processus d'échantillonnage a fait en sorte que les voies du secteur du point milliaire 127,54 n'ont pas été inspectées. D'après les registres des inspections menées dans la région de l'Ontario, les activités de surveillance de la sécurité et d'inspection de la structure de la voie dans le secteur de l'accident remontaient à 1995 au cours d'un programme spécial d'examen des coeurs des croisement des branchements en service entre Montréal et Toronto. De plus, toutes les autres pièces des branchements ont été inspectées sur les deux voies principales entre Brockville (point milliaire 118,3) et Toronto (point milliaire 332,6).

Des 218 branchements inspectés en 1995, 5 avaient des coeurs de croisement défectueux. Le superviseur de la voie a immédiatement imposé un ordre de limitation de vitesse de 10 mi/h jusqu'à ce que les coeurs de croisement soient remplacés. Il semble que les autres branchements de la subdivision Kingston étaient en bon état et que la structure de la voie était aussi en bon état. Dans le cadre du programme de vérification et de surveillance de l'infrastructure de l'Ontario de 1997-1998, on a inspecté 17 branchements entre les points milliaires 218,18 et 264,51, et entre les points milliaires 299,5 et 332,4. On a relevé certaines lacunes, qui ont immédiatement été corrigées par le CN. Aucune de ces lacunes n'avait trait à des aiguilles écaillées ou usées.

1.13 Règlement sur la sécurité de la voie

Le Règlement sur la sécurité de la voie, approuvé par le ministre des Transports en mars 1992, édicte les exigences de sécurité minimales relatives aux voies ferrées du réseau général de transport ferroviaire. Au sujet de l'écaillement des aiguilles, le Règlement sur la sécurité de la voie précise notamment que « les aiguilles anormalement usées ou écaillées doivent être réparées ou remplacées. Les bavures de métal doivent être supprimées afin d'assurer le bon collage des aiguilles sur les rails. »Note de bas de page 8 En outre, le Règlement sur la sécurité de la voie précise que « chaque aiguille doit coller entièrement au contre-aiguille correspondant ».

2.0 Analyse

L'exploitation du train n'est pas en cause dans cet événement. Dans le présent rapport, l'analyse porte sur l'état de l'aiguille qui a été à l'origine du déraillement et sur les pratiques connexes d'inspection et d'entretien. Même si l'aiguille était écaillée au point d'avoir excédé la limite critique, et même si elle a été inspectée régulièrement par le superviseur de la voie et le superviseur de la voie adjoint, aucune mesure corrective immédiate n'a été prise.

2.1 Le déraillement

Les marques de boudin de roue relevées sur la lame d'aiguille gauche et les marques trouvées sur la roue du 23e wagon portent à croire que le 23e wagon du train a chevauché l'aiguille écaillée et a déraillé. Les sept wagons suivants ont ensuite déraillé, tandis que le train roulait encore, ce qui a déclenché le freinage d'urgence provenant de la conduite générale et l'arrêt du train aux environs du point milliaire 133,04. L'aiguille du point milliaire 127,54 s'est brisée après qu'un écaillement progressif a occasionné la séparation de grandes sections de la surface de roulement. Ce processus a eu pour effet de faire disparaître le biseau prononcé de la partie supérieure de l'aiguille et a fait en sorte que la pointe était trois fois plus large que la limite précisée. À cet écaillement excessif s'est ajouté un mauvais collage entre la lame d'aiguille et la contre-aiguille par suite de l'érosion de la partie usinée de la contre-aiguille.

2.2 Processus d'inspection de la voie

Habituellement, les inspections se font en deux étapes : à la première étape, on inspecte un élément et, à la seconde, on détermine si l'élément répond aux spécifications. Pour inspecter correctement un élément, l'inspecteur doit avoir la possibilité de détecter l'élément approprié et de le mesurer, et doit aussi disposer d'un critère de comparaison. Au moment de l'événement, les CMN donnaient une limite critique de 3/16 de pouce d'épaisseur pour l'extrémité de l'aiguille, alors que les inspecteurs utilisaient des cotes « bon », « passable » ou « mauvais ». Comme on a recouru à ce dernier mode d'évaluation, le processus de comparaison n'a pas tenu compte de la limite critique de 3/16 de pouce, laquelle aurait constitué une façon claire de départager l'acceptation ou le rejet des éléments. Comme ils faisaient appel à des critères subjectifs comme « bon », « passable » ou « mauvais », les inspecteurs risquaient d'être exposés à des sources d'erreurs comme un « excès de confiance » ou une « désensibilisation au risque ». L'évaluation sur l'état de la voie faite par le superviseur de la voie s'est fondée non pas sur les critères des CMN, mais sur son expérience personnelle. Ce comportement concorde avec un excès de confiance, lequel se caractérise par une tendance à surestimer ses connaissances relativement à une situation donnée et aux conséquences de celle-ci. Il s'ensuit notamment qu'on privilégie uniquement les données conformes au choix qu'on a fait, et qu'on ne tient pas compte des éléments susceptibles de réfuter ce choix.

Lorsqu'une personne est exposée de façon répétée à une situation perçue comme étant risquée sans qu'il y ait de conséquences néfastes, elle en vient graduellement à passer d'un état d'alerte et de préparation, à un état de détente ou à un état normal. À force d'être exposée au risque sans subir de conséquences fâcheuses, la personne en vient à porter de moins en moins attention à la source du risque, et à plus forte raison si les indices permettant d'évaluer la présence du risque changent très graduellement.Note de bas de page 9 Comme la détérioration des branchements est habituellement un phénomène très graduel, il est possible que le superviseur de la voie et le superviseur de la voie adjoint se sont désensibilisés au risque que représentait ce branchement détérioré et n'ont pas pris les mesures correctives nécessaires, même si le branchement avait été jugé en « mauvais » état 11 mois avant l'accident.

Il a été déterminé clairement que les pressions sociales influaient sur la qualité des inspectionsNote de bas de page 10. Les pressions exercées par des pairs ou par des superviseurs pour faire « accepter » ou « rejeter » des éléments peuvent influer sur les décisions prises pendant le processus d'inspection. Le superviseur de la voie adjoint, dont le travail consistait à inspecter la voie, suivait les directives du superviseur de la voie, qui était responsable de l'entretien de la voie. Cette structure hiérarchique a fait augmenter le risque que des pressions sociales aient des effets néfastes sur le processus d'inspection. En outre, elle a probablement incité le superviseur de la voie adjoint à cesser de consigner la condition dangereuse dans des dossiers que les gestionnaires de la compagnie et Transports Canada auraient pu réviser ou de prendre des mesures correctives qui auraient eu des répercussions sur l'exploitation des trains dans le territoire sous la responsabilité du superviseur de la voie. Un grand nombre d'industries ont reconnu le besoin de rendre le rôle d'inspection indépendant de celui de l'entretien et ont élaboré des structures organisationnelles et des politiques visant à assurer cette indépendance.

Les cotes « bon », « passable » et « mauvais » qu'on utilisait dans le Detailed Monthly Turnout Inspection Report ne correspondaient pas à un ensemble de critères bien définis. Par conséquent, il était impossible de contrôler l'uniformité des cotes attribuées par des inspecteurs différents ou de faire des comparaisons utiles à l'intérieur de territoires donnés. Il se peut que le système de supervision n'ait pas permis de connaître l'état véritable des voies. Il s'ensuit que les mécanismes de contrôle existants (examen du carnet d'inspection et inspection de la voie sur place par les superviseurs) ont pu être rendus inefficaces et que le système n'a pas permis de signaler une diminution relative du niveau d'entretien des aiguilles dans ce territoire, y compris le branchement défectueux.

Le Detailed Monthly Turnout Inspection Report ne portait pas spécifiquement sur chaque branchement et ne précisait pas non plus l'état antérieur du branchement. Le formulaire de rapport en question ne préconisait aucun mécanisme d'examen et ne facilitait pas l'intervention des différents niveaux de supervision dans le cadre de la surveillance de la détérioration des voies. Par exemple, l'ingénieur de district adjoint a visité ce territoire à 17 reprises avant l'événement et n'a pas été informé du mauvais état du branchement.

Si la compagnie ferroviaire ne dispose pas d'un mécanisme d'examen exhaustif et officiel, sa capacité de détecter une condition dangereuse et de relever des lacunes au niveau de l'entretien entre des territoires s'en trouve compromise.

2.3 Interprétation du Règlement sur la sécurité de la voie

Le Règlement sur la sécurité de la voie ne précise pas le degré d'écaillage ou d'usure des aiguilles qu'on peut tolérer avant que des mesures correctives ne deviennent nécessaires. Comme les critères ne définissent pas une norme quantifiable pour l'acceptation ou le rejet des éléments, les inspecteurs de la voie de Transports Canada ne peuvent pas juger de façon uniforme et exacte de l'état d'une aiguille, ni prendre les mesures de sécurité voulues. Par conséquent, des conditions similaires à celles qui ont donné lieu à cet événement passent parfois inaperçues.

2.4 Vérifications de Transports Canada

Pour mesurer le degré général de conformité d'une région avec le Règlement sur la sécurité de la voie, Transports Canada procède à un échantillonnage dans des secteurs de cette région. Toutefois, des pratiques dangereuses qui ont parfois cours dans un territoire ne sont pas détectées si le territoire en question n'est pas compris dans le programme d'échantillonnage. Plus l'échantillon est grand, plus le niveau de confiance est élevé et plus la marge d'erreur est faible, de sorte que la capacité de déduire avec exactitude l'état des branchements est également accrue. Même si le programme de Transports Canada insiste davantage sur les couloirs à grande circulation, la nature aléatoire des vérifications par échantillonnage fait en sorte que certains tronçons de ces voies ne seront peut-être pas échantillonnés pendant plusieurs années. Si une condition dangereuse était présente, elle pourrait ne pas être détectée et continuer de se détériorer, jusqu'à ce qu'elle cause un accident. Étant donné la plus grande étendue du territoire et la densité accrue du trafic en Ontario, le risque que des conditions dangereuses latentes ne soient pas détectées est plus grand que dans d'autres régions du Canada.

3.0 Faits établis

  1. Le train a déraillé lorsqu'une roue du 23e wagon du train a chevauché une aiguille défectueuse d'un branchement situé au point milliaire 127,54.
  2. L'aiguille avait environ 1/2 pouce d'épaisseur, excédant le critère d'épaisseur maximale, à savoir 3/16 de pouce.
  3. Le mauvais état de l'aiguille a été signalé 11 mois avant le déraillement et, même si l'aiguille a été inspectée à plusieurs reprises par la suite, aucune mesure corrective n'a été prise.
  4. Même si les CMN précisaient une épaisseur critique de 3/16 de pouce pour l'extrémité des aiguilles, on a utilisé des cotes « bon », « passable » et « mauvais » lors des inspections. Ces évaluations ne correspondaient pas à un ensemble de critères bien définis. La possibilité d'un « excès de confiance » ou d'une « désensibilisation au risque » au cours du processus d'inspection a été accrue, et le mécanisme de supervision a été rendu inefficace.
  5. Le Routine Track Inspection Report, le Monthly Walking Inspection Report et le Detailed Monthly Turnout Inspection Report ne préconisaient pas un mécanisme d'examen et n'ont pas aidé les différents paliers de supervision à surveiller l'état de la voie. Il s'ensuit que le système d'examen n'a pas permis d'identifier le branchement défectueux, ni le faible niveau d'entretien des aiguilles de ce territoire comparativement à d'autres territoires.
  6. En raison du manque d'indépendance entre le superviseur de la voie adjoint et le superviseur de la voie, le risque que des pressions sociales aient des effets néfastes sur le processus d'inspection était accru.
  7. Le manque de normes quantifiables d'acceptation ou de rejet dans le Règlement sur la sécurité de la voie de Transports Canada fait en sorte que les inspecteurs de la voie de Transports Canada ne peuvent pas faire une évaluation uniforme et exacte de l'état des aiguilles et prendre des mesures de sécurité pertinentes.
  8. Même si le programme de Transports Canada se concentre davantage sur les couloirs à grande circulation, la nature aléatoire des vérifications par échantillonnage fait en sorte que certains tronçons de ces voies pourraient ne pas être pas échantillonnés pendant plusieurs années, si bien que des situations dangereuses ne seraient pas détectées.

3.1 Cause

Le déraillement s'est produit lorsqu'une roue d'un wagon a chevauché une aiguille défectueuse. La défectuosité de cette aiguille était due à la séparation ou à l'« écaillage » de grandes sections de la surface de roulement le long de l'aiguille. L'application des méthodes existantes d'entretien et d'inspection n'a pas suscité les mesures correctives voulues.

Mesures de sécurité

Mesures de sécurité prises

Après le déraillement, des agents de la sécurité ferroviaire de la région de l'Ontario de Transports Canada ont inspecté les branchements entre les points milliaires 118,3 et 162,1 de la subdivision Kingston. Grâce à cette inspection, on a pu relever quatre aiguilles défectueuses. Un Rapport d'inspection de la voie - défectuosités (no 98-002) a été remis au superviseur de la voie du CN le 11 mars 1998, suivi d'un avis et ordre le 16 mars 1998. Le CN a réparé ces aiguilles et l'avis et ordre a été annulé le 27 avril 1998.

Transports Canada a décidé d'embaucher un autre agent de la sécurité ferroviaire pour la région de l'Ontario afin d'améliorer son programme d'inspection et de vérification.

Des agents principaux de l'ingénierie du CN ont effectué une inspection détaillée de toute la subdivision Kingston du 4 mars 1998 au 6 mars 1998.

Le CN a effectué un examen de suivi des pratiques d'inspection auprès de tout son personnel d'inspection du sud de l'Ontario (auparavant connu sous le nom de district sud des Grands Lacs). Les formulaires et carnets d'inspection connexes ont été normalisés par le district. En outre, le CN a indiqué qu'il ajouterait des mesures quantitatives pour l'évaluation des aiguilles.

4.2 Mesures à prendre

Le Bureau reconnaît les mesures concertées prises par le CN et Transports Canada afin d'atténuer les risques liés aux lacunes d'inspection et méthodes d'inspection des branchements. Il croit que, grâce aux mesures prises, la possibilité qu'un branchement dangereux soit en service sera moins grande. Toutefois, le Bureau constate que les mesures, comme la normalisation des formulaires et des carnets d'inspection, ne touchent que le secteur du sud de l'Ontario (auparavant connu sous le nom de district sud des Grands Lacs). Il semble que ni le CN ni Transports Canada n'a évalué si les mêmes lacunes qui ont contribué à cet accident existaient ailleurs à l'échelle du réseau national. Par conséquent, le Bureau recommande que :

Transports Canada ou la compagnie ferroviaire effectue une évaluation des méthodes utilisées pour rapporter le résultat des inspections des branchements et des voies et pour en assurer la surveillance à l'échelle du réseau du Canadien National.
Recommandation R00-01 du BST

Le présent rapport met fin à l'enquête du Bureau de la sécurité des transports sur cet accident. Le Bureau a autorisé la publication du rapport le .

Annexes

Annexe A - Sigles et abréviations

BST
Bureau de la sécurité des transports du Canada
CCC
commande centralisée de la circulation
CCF
contrôleur de la circulation ferroviaire
CMN
Circulaire sur les méthodes normalisées
CN
Canadien National
HNE
heure normale de l'Est
mi/h
mille(s) à l'heure
REF
Règlement d'exploitation ferroviaire du Canada
VIA
VIA Rail Canada Inc.